Ce Mardi 15 Janvier n'était pas mon jour...
Empêtré dans le train train habituel de la vie professionnelle, comme tous les matins, je sors du lit, me prépare et pars travailler... Rien ne vient perturber cette désolante redondance des journées qui passent, et se ressemblent... Jusqu'à ce qu'un grain de sable vienne enrayer la machine.
Une fois le trajet avalé pour trouver mon chantier, nous nous équipons mon employé et moi, pour attaquer de bonne humeur... Et là, panne de matériel...!
J'adore... Faire une heure de route pour rentrer à la maison sans avoir bossé ne serait-ce qu'un petit quart d'heure...
Donc bien énervé d'avoir perdu mon temps, nous rentrons, je donne congé forcé à mon gars, et cherche la panne... C'est peine perdue, ces foutus appareils électroniques ne parlent pas, et ce robot n'a pas la simplicité d'un moteur de mobylette. Je dois me résigner et me rendre chez mon fournisseur qui habite dans l'Eure... Une paille, la journée promet d'être joyeuse... 350 bornes sous la pluie, et un vent de tempête qui balaie les plaines en rafales...
Bon, je vais quand-même pas y aller en bagnole...! Rien que l'idée de m'enfermer dans cette boîte pour enquiller de l'autoroute me donne la nausée et ma claustrophobie voituresque se réveille...
Et bien oui les enfants, je ne me suis pas démonté et j'ai enfourché la moto...! Quelle idée...?...
Je ne vous fais pas un dessin, tous les départements traversés entre le Nord et la Basse-Normandie sont en "alerte orange"... Tous ceux qui ont mis le nez dehors cette journée là ont pu se rendre compte que pour une fois, Météo France avait vu juste... Un temps de chien, et même pire...
Donc, bien remonté par ma journée de travail gâchée, et bien décidé à ne pas me laisser faire par le mauvais destin, je charge mon sac avec l'appareil maudit, une bombe de graisse, le kit de survie (trousse pharmacie, couverture isolante, ampoule de rechange, câble d'embrayage et deux trois bricoles).
Je m'équipe comme un cosmonaute, graisse la chaîne de Paulette, fais tourner le moteur, et me décide à partir...
Je ne fais pas 200 mètres, que les éléments se déchaînent et annoncent la couleur... OK, au moins c'est clair, je sais à quoi m'attendre, la guerre est déclarée...!...! Je commence par éviter quelques poubelles emportées par le vent qui glissent sur la chaussée. Les automobilistes devant moi roulent comme s'ils étaient bourrés... Un coup à droite, un coup à gauche. Ca commence bien...
Nom d'un Piéro, on va voir c'qu'on va voir...! Branche le cerveau, ouvre les yeux, serre les jambes et avanti...
Voulant gagner du temps sur le trajet, j'avais décidé, une fois n'est pas coutume, de faire l'entorse suprême à mon éthique en empruntant l'autoroute... C'est peine perdue, le vent est si violent et la pluie si aveuglante que l'entreprise est périlleuse... Maintenir 120km/h pendant deux heures relève de l'exploit, alors exit l'autoroute.... Et tant pis pour le timming.
C'est une guerre, une vraie guerre, vous ne pouvez pas imaginer... Les rafales secouent mon casque comme un hochet, la puissance du souffle tire mon sac vers l'arrière et m'oblige à forcer pour garder une bonne position. Pour ne rien arranger, la chaussée est fort glissante, bref, je ne fais pas mon fier.
Mais petit à petit, la confiance s'installe. Le temps de m'habituer à contrer les coups de boutoirs du Dieu Eole, je me dis que finalement, l'arrivée est encore loin mais pas inaccessible...
Que la nature est belle quand elle est en colère... Le ciel tourmenté est un immense couvercle menaçant. Le plafond est si bas que j'ai le sentiment de manquer d'oxygène. Il n'y a plus d'espace entre la Terre et la tempête... Je suis en plein dedans, d'énormes boursoufflures de nuages noirs crèvent par endroits et vomissent des torrents d'eau... Et avant même de toucher le sol, cette pluie battante est malmenée par le vent. Des tourbillons de gouttes se forment et s'écrasent avec force sur la route... C'est un bel enfer, un tableau de maître, une oeuvre d'art de Mère Nature. Ce vent est sans pitié, il s'insinue partout, dans les moindres recoins, entre chaque colline, dans le moindre fourré. Il tord la tête des arbres comme s'il eut voulu les arracher à la terre, et ceux-ci s'accrochent désespérément à leurs racines... Aucun oiseau ne vole. Tous sont couchés dans les labours ou cachés à l'abri. Même les vanneaux habituellement si hardis pour se jouer de la brise sont cloués au sol, incapables de bouger...
Olà Piéro, soit attentif, ce moment de contemplation est bien mal choisi... La conduite, penser à la conduite et rien d'autre...! Je n'ai même pas le loisir de jeter un oeil sur le compteur, chaque quart de seconde d'inattention, et le vent en profite pour porter une attaque. Les yeux rivés à la route, je dois en permanence me tenir prêt à contrer une rafale... C'est très impressionnant : les lignes droites sont prises comme des virages pour maintenir le cap, et avec 25° d'inclinaison, voire plus, la violence des bourrasques parvient encore à me pousser en dehors de la route... Parfois, je dois couper les gaz et même freiner pour rester dans ma voie de circulation... C'est chaud les amis...!
Croiser les poids lourds est aussi une bonne partie de plaisir, les doubler est encore pire.... Je crie "Banzaï" sous mon casque chaque fois que j'en croise un, et chaque fois c'est un terrible écart de trajectoire difficilement contrôlable, accompagné d'une vague de flotte dont les embruns pénètrent derrière la visière du casque... Malgré tout, il y a tellement de vent que ma vision est bonne, car l'humidité est aussitôt emportée et glisse sur l'écran... Au moins un bon point...
Les dépassements sont assez délicats... J'essaie tant bien que mal de me faire voir dans les rétros des routiers avec appels de phares et feux de détresse parfois... Et ça marche, en étant patient, je reste derrière à bonne distance et bien souvent, les gars relâchent un peu leur vitesse, avec un coup de clignotant pour me dire qu'ils ont compris... Je donne alors la pleine puissance à mon petit moteur, tombant 2, voire 3 rapports pour dépasser le plus vite possible en sécurité.... 6000, 7000, 9000trs/mn... Le tout étant de ne surtout pas passer de vitesse au moment où je dépasse la cabine du camion... C'est le moment le plus critique, la turbulence est telle que je me sens aspiré sous les roues et il faut lutter pour garder le cap, visser le regard le plus loin possible, serrer les cuisses pour ne pas se faire emporter...! Une vraie guerre je vous dis...
Merci à la trentaine de camions qui m'ont bien facilité cette tâche... Pour les autres, et bien j'attend patiemment derrière jusqu'à tomber sur un rond-point ou des sections à 2 voies...
Impossible de suivre un 38 tonnes à moins de 60 mètres tellement les turbulences sont démeusurées.
Après une bonne bataille, je décide une pause pour abreuver Paulette et me réchauffer avec un petit café... Je prend bien garde de stationner la bécane dans un coin abrité, sinon elle va tomber,c'est sûr...
Devant ma tasse, dans ce bar presque vide, personne ne parle...
Les quelques clients sirotent leur binouze en profitant du spectacle de dehors... Le bruit est infernal. Le vent siffle dans les toitures et fait trembler les vitres. Je ferme les yeux et écoute la clameur de notre Terre fâchée... Comment ai-je pu prendre la route par un temps pareil...? Pire que l'orage, plus terrible que la neige, ce vent est une leçon d'humilité et je me sens tout petit, minuscule, avec l'esprit dans le vague et les doigts serrés autour de ma tasse fumante... Je sens la chaleur se répandre dans mon corps, et ma motivation s'affaiblir... Je resterai bien à dormir ici moi.... Blotti contre le radiateur.... Mes pensées s'échappent vers nulle part, je ne pense à rien, à rien d'autre que de sentir cette chaleur dans mon corps.... Je suis sur le point de sombrer lorsqu'un éclat de rire dans la pièce me tire de ma torpeur! D'un coup je me redresse, commande un autre café que j'avale sur le champ, et enfile mon cuir... Il ne faut pas moisir ici, une pause trop longue aurait raison de mon entrain, et je ne dois pas perdre l'état d'esprit combatif que j'ai entretenu jusqu'ici...! Je paye au comptoir et sors dans la tourmente.
J'ai comme l'impression que le vent s'est encore durci... La pause au calme rend toute sa mesure aux éléments déchaînés, et c'est après une bonne inspiration positive que je chausse le casque et ébranle le moteur... La moto est parfaite, le moteur ronronne comme si de rien n'était et ce chant rassurant ravive ma confiance. Je branche le cerveau, les gants chauffants, et je repars comme un gagnant... La pluie s'est un peu calmée, même si ça tombe encore. Il y a même quelques discrètes percées de soleil, et de petits arc-en-ciel se forment dans les tourbillons derrière les camions....
Tiens oui, c'est un comble, la pause, c'est bien, mais les routiers n'en font pas, eux...
Je dois donc dépasser à nouveau les 5 derniers qui m'ont rattrapé..... Crotte de zut, tous ces efforts pour recommencer...!...!
Finalement, après 5 heures de lutte acharnée je parviens à mon but.... Bien content d'être à bon port, mais totalement vidé de mon énergie... J'avais prévu un aller-retour dans la journée, mais il me faudra rester ici pour la nuit car je suis incapable de reprendre la route... Mes épaules sont douloureuses, les cervicales sont en compote, les avant-bras ont bien morflé, et les cuisses sont dans le même état...
Heureusement, la maman d'une amie m'accueille à bras ouverts et m'interdit formellement de repartir. Il faut toujours écouter les mamans, elles sont sages...!
Je profite donc d'une soupe bien chaude revitalisante, et d'un morceau de fromage accompagné d'un excellent vin rouge...
La télévision du soir annonce les infos, et j'apprend que deux personnes ont été tuées aujourd'hui par des arbres tombés au vent... Je frémis à cette idée, moi qui ai vu quelques "branches volantes" cet après-midi...
Je n'ai pas tardé à m'endormir dans un calme revenu, devant ce feu de cheminée crépitant...
Et une fois de plus je me suis dit, qu'il y avait ce jour-là un Dieu pour les motards...
Et Aujourd'hui au retour, j'ai vraiment pris un pied fabuleux.... Pas une goutte d'eau, le vent est tombé et les routes étaient quasi sèches....