Rouler en groupe, c'est à la fois grisant et dangeureux... Pour celui qui n'a jamais fait, ce n'est pas évident. d'abord, faut pas partir avec n'importe quels loustics (genre les ZR-7 bleues, il paraît qu'elles sont plus rapides...).
La règle d'or à appliquer, c'est d'abord de penser à soi avant les autres, ne jamais se mettre dans une situation délicate pour suivre à tout prix. Il y a des tonnes de conseils pour conduire en groupe sur le net, je ne vais donc pas m'éterniser, mais il faut rouler à plusieurs, c'est tellement sympa si tout le monde garde la tête froide et se respecte!
Dernière chose importante:méfiez vous de l'arsouille.... Et tu me passes, et j'te repasse, et tu m'repasses et j'te re-repasse......et au bout de 4 bornes, personne ne regarde les compteurs!
Si si, regardez bien, vous êtes déjà à 200!!..... Prennez la peine de lâcher un peu les gaz après avoir dépassé vos potes, ça permet de se faire plaisir quand même sans tomber dans un piège mortel sans s'en rendre compte...
Vous voulez une petite histoire pour illustrer? Non, bah tant pis, je vous la fais quand même...
Région Lyonnaise en 2005, beau temps, goudron nickel, odeurs d'humus et petits oiseaux, une journée parfaite pour se pencher quelques virages...
Je promenais mes pneus, tranquille entre deux courbes d'asphalte. Enfin, tranquille, entre 70 et 130km/h Dans des virages déjà bien serrés, les cales pieds touchaient de temps en temps, ça suffisait... Du bon plaisir, le cerveau irrigué de bonheur, le sourire aux lèvres, la journée idéale je vous dis!
Puis sans crier gare, trois avions de chasse me passent au raz des fesses, au taquet, les genoux par terre et moteurs hurlants.... Se suivant à des distances peu respectables pour cette vitesse.
Le premier dans la courbe suivante (un gauche rapide se resserrant fortement) rate son freinage, sort du virage et entraine son pote avec lui qui devait suivre sa roue.... Seul le troisième, par je ne sais quel miracle, ou par une plus grande expérience, parvient à s'extirper de ce mauvais pas grâce à un freinage sur l'angle fabuleusement difficile...et s'arrête quelques dizaines de mètres plus loin.
Assistant impuissant à ce carnage, j'évite les débris jonchant la chaussée et rejoint ce troisième motard, complètement abasourdi et choqué... Il reste là, les mains sur son guidon sans bouger.
"Oh, émerge mon gars, faut te secouer maintenant... Tu laisse la brêle ici, tu cours en haut du virage et tu fais ralentir les voitures... Vite..."
Je cours moi aussi en direction de l'impact. Des morceaux de bécanes éparpillés sur la route, une fourche à droite, un bout de pneu à gauche, un bout de guidon, peut-être, je ne sais pas. La première machine est pulvérisée, je ne parviens même pas à dire si c'est une Yam ou une Suz, ou autre chose... Ca sent l'essence, ça sent la gomme, je sens ma gorge se nouer, ça ne sent pas bon, pas bon du tout, de toute façon, je connais déjà l'issue de cette maudite arsouille.....
Et les gars, où sont-ils??
Je tombe sur un gant, dans le fossé, ensanglanté, la main qui tournait la poignée est restée dedans...
Je ne me presse pas pour appeler les pompiers, je sais qu'ils ne viendront que pour ramasser les morceaux... Je pleure, des larmes coulent sans que j'y pense... Je trouve le premier, face contre terre. Heureusement, je ne vois pas son visage, un mort paraît moins mort lorsqu'on ne voit pas son visage... Il a l'air intact, on dirait qu'il dort, et les oiseaux se sont remis à chanter, ignorant le drame.
Ce n'est que plusieurs dizaines de minutes plus tard que je trouverais le second, fouillant parmi les hautes herbes et dans le fossé bordant la route.... Quelques voitures passent, sans s'arrêter... sans regarder car chacun sent bien qu'il n'y a rien à regarder. Les badauds par habitude si curieux lorsqu'un carambolage se produit, baissent les yeux, personne ne s'attarde.
Lorsque j'entend enfin la sirène de ces braves pompiers, je cherche toujours en vain le type, probablement projeté assez loin, peut-être même très loin avec cette vitesse?...
Les secours arrivent, il était temps, mes nerfs commencent à lâcher, je pleure de plus en plus et mes yeux se brouillent, un camion rouge se gare, et à ce moment, j'entrevois une jambe, seule, dans un pantalon déchiré et rouge. Mon regard suit cette ligne, et je vois un demi-corps, encore habillé de son cuir, rouge lui aussi... Un corps proprement coupé en deux, le casque incrusté dans une bouche d'égout du fossé.... Je ne vais pas plus loin, j'ai envie de vomir, je reviens vers la route, me frottant le visage pour me réveiller de ce cauchemard... Non, ce n'est pas un cauchemard...
Quelqu'un m'appelle, un pompier, je lui fait signe que je vais bien et m'assois dans l'herbe, épuisé par l'émotion... Le pompier s'agenouille devant moi et pose sa main sur mon épaule. En sanglotant, je lui désigne les morceaux de cadavre qui gisent plus loin, et tente doucement de lui expliquer ce que j'ai vu.... Peu de mots sortent de ma bouche, ma voix est figée mais il a compris. Il me frictionne le corps et tente de me calmer avec sa voix douce et rassurante. Je n'oublierais jamais cette voix, la première voix que j'ai entendue après ce silence de mort...
La suite est plus banale:pompiers, gendarmerie, déposition, etc....
Je me suis assis dans l'herbe pour me remettre, une heure, peut-être deux, je ne sais plus... Mes mains tremblaient encore en se posant sur le guidon pour repartir. Ma propre moto me faisait peur quand j'ai enclenché la première, j'ai fait dix fois les contrôles pour quitter mon stationnement......
Depuis, j'ai remis de l'ordre dans mon cerveau, ça va mieux. cette image de corps déchiqueté me suit souvent encore, mais finalement, m'aide à me sentir responsable, et vulnérable. C'est une expérience traumatisante mais constructive. Cela ne m'empêche pas de rouler, bien au contraire, car j'ai acquis la certitude que je n'avais aucune responsabilité dans ce qui s'est passé. C'est évident, mais sur le coup, c'était moins clair. On se sent toujours un peu responsable de ce qui arrive aux autres...
Voilà, bon, c'était un peu trash comme tranche de "vie", mais ne prenez pas ça comme une horreur ou une histoire de barge. C'est ce qui peut arriver à chacun d'entre nous si on ne garde pas la tête froide et les idées claires pendant une arsouille. Ne dépassez jamais vos limites ou vos capacité de conduire en sécurité.
Ces deux gars ont récolté ce qu'ils ont semé. Sans doute grisés par la vitesse et ce sentiment d'invulnérabilité, poussés par le fait d'être en groupe, de vouloir faire mieux que les copains.....
Quelques mois plus tard, le motard rescapé a retrouvé ma trace grace à la gendarmerie, et m'a écrit une longue lettre. Pleine de remords et de tristesse, il m'a remercié pour mon sang froid, et aussi simplement d'avoir été là pour retrouver ses potes à sa place.
Lui, avait vingt ans de guidon dans les mains, et pourtant, il n'est jamais remonté sur une machine. Il s'est vu mourir, ça l'a sans doute beaucoup secoué et il a raccroché le cuir, sans autre cérémonie.
Bon, je m'arrête là, j'espère ne pas vous avoir trop choqué, ce n'était nullement le but. Mais il ne faut jamais banaliser un trajet en moto, quel qu'il soit, et il faut entendre ce genre d'histoires de temps en temps ou les vivre pour se remettre en question.... Ne vous endormez pas sur vos acquis ou votre expérience. Le cerveau doit toujours être au maximum de son éveil lorsque vous montez sur votre bécane, et surtout en groupe où vous ne devez jamais vous éloigner de votre propre savoir faire en voulant suivre les potes....
Continuez de rouler, c'est notre drogue... Seulement ne dépassez pas les bornes et sachez vous arrêter avant l'over-dose. Un pétard, c'est bien; un rail de coke, ça craint!...