Oh puis non, finalement, c'est pas fini pour aujourd'hui...
Il faut que je vous raconte une journée d'escalade, ça me démange depuis quelques jours, j'ai les mains qui suent et je commence à trembler... C'est pas bon, il faut que j'évacue...!
Du temps où je grimpais beaucoup, j'avais pris l'habitude de consigner par écrit chaque minute passée sur le rocher, histoire de n'en pas perdre une miette et de me faire des souvenirs pour mes vieux jours de grabataire... Finalement, je me rend compte qu'écrire des souvenirs est presque inutile, puisque ceux-ci sont invariablement gravés au plus profond de mes entrailles... Les quelques pages griffonnées dans mon carnet sont bien peu, au regard des mille et unes subtilités qui habitent mon esprit...
Les heures du bonheur sont indélébiles et se rappellent toujours à vous avec une incroyable précision.
Un souvenir n'est pas qu'une voie, ou un endroit sympa; c'est aussi l'ambiance du moment, les effluves du vent et les senteurs uniques, le ressenti de la vie et de la joie intérieure...
C'est presque indescriptible...!
Depuis plusieurs jours déjà, nous nous usons les doigts sur cette toile râpeuse des Calanques...
27 Avril 2002, je rêve.... Je rêve d'un beau rocher blanc et tiède.... Je rêve d'un éclat de rire dans le silence du matin... Je rêve d'un regard apaisé sur la mer, le cul posé à même la pierre en fumant mon herbe......... Et j'ouvre les yeux......
Le soleil est encore loin derrière le plateau de Castelviel, et il fait encore sombre. Bien au chaud dans mon duvet douillet, je me redresse et jette un oeil à mon compagnon de cordée. Il est paisible, les yeux clos dans la douceur des bras de Morphée... Je souris, et profite de cet instant béni où la beauté est reine, seulement troublée par le ressac de la mer toute proche, et aussi le mistral qui s'est levé dans la nuit. C'est un songe éveillé.
Mon rêve se prolonge, mon réveil est un rêve à lui tout seul, je me sens détendu et serein, même si l'escalade de la veille a rendu mes doigts douloureux... Je laisse mes yeux se nourrir de l'aube, et traîner le long des crêtes aux ombres farfelues. Avant même d'avoir commencé cette journée, je me régale. Avant même d'avoir levé le petit doigt, j'ai l'indescriptible sensation d'une jubilation intérieure, d'être le plus heureux du monde car je me trouve dans un endroit qui est le reflet de mon fantasme existenciel.
Mais les rêves et la contemplation ne sont pas l'action, et les falaises qui nous surplombent sont une invitation irrésistible. Donc pour presser les choses, je met le réchaud en branle pour un petit déjeuner énergisant. Le bruit du gaz fait ouvrir les yeux de Raymond, qui s'étire comme un chat paresseux et me regarde en souriant...
Sans échanger un mot, nous savons déjà qu'une journée merveilleuse nous attend...
Le thé est vite avalé, car nous sommes tous les deux comme des gamins et avons la fougue et l'envie pressante de nous équiper pour grimper...
Quelques minutes plus tard, nous sortons de notre cachette, les pierres roulent sous nos pieds avec un bruit mat, et nous nous dirigeons vers la voie convoitée aujourd'hui. Nous ne parlons pas, nous sommes attentifs à la marche et rien ne sert de causer... Nous préférons boire le mistral qui frappe le rocher avec une déconcertante inutilité. La pierre éternelle fait fi des coups de boutoir des rafales, et nous, petits hommes, devont lutter pour avancer fièrement...
Au bout d'une centaine de mètres, je me retourne et observe Raymond... Il me regarde à son tour, et d'un hochement de tête dubitatif, nous comprenons tous les deux qu'il va falloir changer d'objectif car le vent devient de plus en plus violent, et le "Bec de Sormiou" est totalement exposé à son souffle profond.
D'un commun accord, nous décidons de nous rendre dans la falaise du "Cancéou", où nous devrions être plus tranquilles... De plus, nous avons un vieux compte à régler avec cet endroit qui nous a donné du fil à retordre il y a quelques semaines. Aucun regret, nous fuyons le bec pour nous mettre à l'abri de la tornade...
Le Cancéou, comment vous dire....? C'est un endroit un peu magique, comme beaucoup d'endroits des Calanques...
C'est un coin peu fréquenté, assez isolé, très pur, très simple, très beau... C'est la rencontre directe entre le rocher et la mer. La confrontation de deux mondes : le roc et l'eau, le dur et le liquide, le blanc et le bleu, la verticale et l'horizon... Et malgré tout, ces deux mondes se cotoient sans se faire d'ombre, l'un n'irait pas sans l'autre, ils sont complémentaires, presque indissociables... L'approche est anodine, nous marchons d'un bon pas sur le plateau qui mène au cap Morgiou, cinglés par des rafales de plus en plus virulentes...
Et d'un coup d'un seul, comme expulsé de la terre, le soleil se hisse sur les crêtes et efface nos ombres. Nos visages tournés vers la lumière, nous nous asseyons à même le sol, comme étourdis par un coup de poing, et nous absorbons cette douce chaleur et ce spectacle divin du matin... Que c'est beau...! Que c'est pur...! De seconde en seconde, le ciel mûrit et s'exale de couleurs irréelles. Les ombres tapies s'enfuient à toute jambes sur le sol pour s'évanouir comme par magie dans les recoins de la terre. La métamorphose est parfaite, tout s'enchaîne à une vitesse incroyable et pourtant, dans l'harmonie la plus totale... C'est comme un prélude à l'opéra, un tour de chauffe de l'orchestre, une musique fluette qui monte en puissance et remplit l'espace d'une bouffée d'oxygène... Le soleil est bien la meilleure chose qui puisse irradier nos esprits et nos corps refroidis...
L'instant consommé, nous reprenons notre marche régulière et silencieuse... Enfin, nous sommes en vue de ce magnifique pin esseulé qui surplombe la calanque... Le seul arbre qui ait survécu aux derniers incendies et aux tempêtes... Il est splendide... tordu mais fier, fatigué mais vivant, il dresse ses aiguilles au dessus du vide comme un défi à la méditerranée. Ce pin centenaire fait le bonheur de tous les grimpeurs qui sont passés à son pied depuis des générations... Il offre l'abri contre la pluie, l'ombre contre les rayons brûlants et un dossier confortable pour l'homme éreinté...
Raymond dépose son sac et sort de sa poche un peu de tabac qu'il roule avec indifférence, les yeux rivés vers l'île de Riou qui, il faut avouer, est dans toute sa splendeur... Même vu d'ici, on devine les embruns poussés par le mistral qui frappent avec violence les falaises escarpées...
Je ne peux m'empêcher de poser ma main sur l'écorce ridée du vieux pin. Avec respect, je caresse la peau rugueuse de cet habitant du rocher, et je sens dans ma paume les vibrations du vent qui tord ses branches noueuses.
Je ferme les yeux, et c'est à nouveau une vague de sensations qui submerge mon âme. J'ai l'impression en sentant vibrer cette écorce, que le vent me parle, qu'il me souffle à l'oreille son message de bienvenue...
Je souris car nous sommes ici à notre place... Je sens qu'une énergie incroyable m'habite, et grandit, et grandit encore au contact simple de cet arbre... S'il pouvait parler, il le ferait, c'est sûr...
Il me dirait combien j'ai eu raison de me lever ce matin pour venir le voir et toucher ses racines, il me dirait que rien au monde ne vaut ce paysage et ses couleurs subtiles, il me dirait que lui, restera ici jusqu'à sa mort, car il n'a pas trouvé de meilleur endroit pour germer et étaler ses branches au quatre coins du ciel...
"Oh Pierre...? On grimpe ou on rêve...?" Première parole de la journée... Raymond me tire de cette douce torpeur car il est impatient... Il a déjà tout préparé, et n'attend qu'une chose : que je lâche cet arbre pour y passer la corde...
En effet, non content d'offrir l'ombre et le fauteuil, cet arbre sert aussi pour descendre en rappel...! Il est la porte du paradis qui s'ouvre sous nos pieds.... Presque aussitôt, je vois mon ami disparaître au bout de sa corde, glissant sur ce filin qui se perd dans la mer...
A mon tour de descendre... j'installe mon matériel, vérifie mon harnachement... Je jette un dernier regard à cet arbre qui tient ma vie entre ses racines, je souris à nouveau. Il est tellement beau et fort cet arbre, il ne peut me trahir, il a poussé ici pour m'aider, pour me donner cette chance de découvrir plus bas les merveilles qui s'y cachent.
A cet instant au Cancéou, il y a toujours ce je ne sais quoi de spécial, cette pointe d'amertume au moment de descendre. En effet, une fois en bas il n'y a qu'une issue : grimper... Pas de chemin caché, pas d'issue de secours, pas de retraite peinard... Une fois en bas, il faut monter pour s'en sortir, ou bien se jeter à l'eau et nager jusqu'à la prochaine plage.... Mais avez-vous déjà essayé de nager avec une bouée de dégaines et de coinceurs pendus à la ceinture...? Je ne tenterai pas l'expérience...surtout au mois d'Avril....
Je me laisse glisser sur la paroi et quitte mon vieil ami le pin. Je plonge alors dans un monde irréel, presque impalpable... Je n'arrête pas de grimper en ce moment, et pourtant, chaque fois cette sensation de bien-être me submerge. Pendu dans le vide, je me sens bien... Les lignes verticales du rocher me rassurent, je suis dans mon élément, je ferme les yeux et profite de cet instant d'ivresse simple et gratuit...
Je rejoins Raymond en bas du premier rappel, il y en a quatre... La corde est tirée, la retraite est coupée... Nous échangeons un regard et sourions. Sans vouloir l'avouer, nous sommes heureux d'être ici, livrés à nous même sans autre solution que de grimper pour rentrer au bivouac...
Les rappels s'enchaînent, et plus nous descendons, plus le monde des hommes s'éloigne.... Et plus nous sommes ravis!
La nature a aussi cette force spéciale, c'est d'être sans cesse différente... Elle est un jour humaine, le lendemain bestiale... Un jour merveilleuse, le lendemain infernale... Aujourd'hui, la Méditerrannée n'est pas bleue, c'est le moins qu'on puisse dire... Au dernier rappel, au départ de la voie, nous sommes encore à plus de dix mètres au dessus de la mer, et pourtant, les embruns viennent nous chatouiller les mollets...! Regarder les vagues est étourdissant, ça bouge sévère... L'eau est d'une couleur sombre, presque noire, et le bruit est impressionnant. La houle frappe le rocher avec violence, le caillou est trempé.
Un sourire complice nous rassure, et nous attaquons avec enthousiasme la première longueur de la "voie du Levant"...
Ce n'est pas une voie difficile techniquement, mais l'ambiance est extraordinaire. Presque toute la falaise a été rééquipée avec des scellements solides, mais à quoi bon se trimballer les coinceurs pour ne pas s'en servir...? Nous ignorons donc la modernité des ancrages et grimpons comme on en a pris l'habitude.... Assurage naturel, ya qu'ça de vrai...!
Malgré l'humidité, la première longueur est facile, c'est une bonne mises en jambes, agréable pour se mettre en confiance... Jusqu'à vingt mètres au dessus de la mer, l'écume parvient encore à lécher la paroi... Mais les prises sont sûres et nous évoluons sans difficulté. La magie de la grimpe fait son office, le sourire aux lèvres, je me balance au gré du vent de fissures en écailles, de trous en réglettes... Le rocher est incroyablement varié, les sculptures sont artistiques et harmonieuses. Je me régale...!
La seconde longueur est très glissante, les prises sont rondes et humides... Ce n'est pas pour rien que ce passage est surnommé "la savonnette", mais la difficulté est raisonnable et nous passons tous les deux sans soucis...
Troisième longueur, ça se corse...! Au dessus du relai, une dalle bien lisse vient mourrir dans un vague dièdre, au fond duquel se creuse une fine fissure déversante... Je me tord le cou vers le haut pour essayer de déchiffrer la solution, j'imagine plusieurs points de repos, plusieurs possibilités, et je me lance... La dalle est sans protection possible, c'est trop lisse. La pointe de mes chaussons mord les aspérités calcaire, et mes doigts cherchent à tâton un hypotéthique gratton. L'optimisme m'habite, et à tous petits pas, je progresse lentement vers la fissure salvatrice...
Ouf...! Premier coinceur, le rocher est glissant. Je parviens à placer deux petites "têtes d'épingle" dans des trous évasés, puis je coince ma chair dans la fissure pour me reposer un peu... J'en profite pour observer la suite, qui s'annonce comme une bonne bataille...!! La fissure est très fine, à peine de quoi y mettre deux phalanges, et la paroi se redresse de plus en plus dans un dévers régulier... Mmoui....
C'est l'occasion plus que jamais de penser très fort à ma phrase fétiche : "Sunt virtutis rupes iter"....
Selon l'expression bien connue, je suis au pied du mur, c'est le cas de le dire... Et c'est parti.
Ma respiration s'accélère, les yeux grand ouverts pour ne rien rater, les sens en alerte et le corps tout entier en éveil, je trouve les mouvements avec quelque hésitation, mais je les trouve... Au bout de quelques mètres, je tombe sur un emplacement de rêve pour coinceur... Une main incrustée dans la roche, je cherche à ma ceinture la bonne taille de matériel pour pouvoir m'assurer... Ma respiration est profonde, régulière, je me sens bien, je suis en confiance, rien ne peut m'arrêter... Super, je prend un pied fabuleux...!
A ce moment, le mistral n'existe plus, la mer n'existe plus, le ciel est absent, il n'y a ni droite ni gauche, et encore moins la notion de temps qui passe... Il n'y a qu'une bulle autour de moi, une bulle hermétique et personnelle dans laquele je me sens moi-même... Je ne pense qu'à grimper, à lire le rocher pour placer mes pieds, à sentir du bout des doigts le calcaire rugueux et adhérent... Quel bonheur, je jubile intérieurement, et je me marre tout seul comme un fou dans sa cellule. Oui, je deviens fou, je suis un autre, je plane sur le caillou et ne prête plus attention à la douleur de mes doigts crispés dans la fissure. C'est vraiment....... Il n'y a pas de mots.....
Et soudain, je me retrouve nez à nez avec deux pitons fichés dans le rocher et reliés par une chaîne...! Merde, la longueur est déjà terminée...! Je suis arrivé au relai, je dois m'arrêter...
Des longueurs comme celle-là ne devraient jamais prendre fin, j'en veux encore.....!
Bon, il faut se faire une raison, Raymond doit commencer à s'impatienter en bas... J'installe mon relai sur une sangle et deux coinceurs couplés dans un trou... Par sécurité, je place quand-même un mousqueton sur la chaîne au cas où, et je tire deux coups secs sur la corde pour faire signe à Raymond qu'il peut grimper à son tour...
Alors, la bulle s'évapore, ma concentration se relâche et la nature reprend sa place autour de moi... C'est le moment de pause, le moment où l'on aprécie toute la splendeur des éléments... C'est le moment où le Gabian (goéland) curieux vient dire bonjour en planant à quelques mètres seulement....
La dernière longueur (déjà) est plus classique... Un dièdre ouvert comme un livre, dans lequel les mains trouvent naturellement leur place sans chercher des mouvements compliqués... Un fin parfaite pour remplir définitivement son âme de l'ambiance mystérieuse et sauvage du Cancéou, pour sentir sur sa peau le souffle de la mer et la voix silencieuse du rocher... Je laisse à Raymond le plaisir de parcourir en premier ces derniers mètres, ce qu'il accepte avec une joie non dissimulée. Ce type a 60 berges, mais après ces trois longueurs de bonheur, son regard est celui d'un gosse... Je sens dans son sourire qu'il a lui aussi pris un grand plaisir à cette ascension, comme il l'a toujours fait depuis une bonne quarantaine d'années...
C'est presque avec regret que nous rejoignons le sommet et notre arbre fétiche... 130 mètres, c'est décidément bien trop court pour se rassasier... Toujours en silence, nous rangeons le matériel et Raymond plie la corde avec des gestes lents et assurés... J'ai toujours aimé le regarder plier la corde, regarder ses mains noueuses dans lesquelles il fait glisser le nylon avec grâce et dextérité.
Je sors de mon sac du chocolat noir et en tend un morceau à Raymond. Nous nous adossons contre ce tronc familier, face à la grande bleue, et laissons nos pensées vagabonder par-delà les vagues... Nous essayons d'échanger quelques mots pour décrire notre voie du jour et nos impressions, mais rien n'y fait.... Nos regards se croisent et une fois de plus, nous devons admettre qu'il n'y a rien à dire. Toute parole est inutile, futile... Il suffit de le vivre et de le partager pour resserrer nos liens d'amitié et comprendre ce qu'on est venu chercher ici....!
Voici une page de mon précieux carnet, cette journée tient sur quelques lignes, mais ma tête est remplie de bien d'autres choses.... Voilà, j'espère ne pas vous avoir trop ennuyé avec mes histoires à rallonge, mais c'est le minimum que je puisse faire pour une telle journée de bonheur.
Pour finir, et essayer de donner un aperçu de l'ambiance fantastique des lieux, voici quelques images où se marient
le ciel, la mer et le calcaire